3.5.09

Résidence en Normandie

Depuis mars, à l'invitation de Eric Louviot (Tanit Théâtre), je suis en résidence en Normandie autour de Lisieux une semaine par mois. Rencontrer, écrire, faire le portrait de mes interlocuteurs. A la suite de ce travail, j'élaborerai un texte pour deux acteurs qui sera représentée en 2010. Work in Progress, dit-on. En voici un aperçu...



















2 mars, 12h 53, sortie de l’autoroute, direction Lisieux, plusieurs ronds-points, paysage terre et paille, ciel bleu.
Arrêt déjeuner, menu 11 euros, le village s’étire le long de la nationale, élastique urbain,  camionnettes en série sur le parking. J’entre.
Une dame à la silhouette en tuyau de poêle m’indique « la table au fond où il y a deux messieurs ».
Je traverse la salle. Je découvre les deux messieurs côte à côte qui regardent la télévision dans la direction d’où je viens : l’un, mince, chemise verte et cravate mordorée, bouche en trait d’union, cheveux mi-longs plaqués ; l’autre, agriculteur ou maçon ou les deux, les cinq doigts de la main comme des pouces, trogne rouge, regard bleu turquoise.
Je m’assieds face au deuxième.
Je les salue.
Ils répondent poliment et retournent à la télé, une émission animalière, semble-t-il.
J’ai l’impression qu’ils s’y accrochent.
Une bouée.
Je fais irruption, juste sous leur nez, ça déchaîne des vagues : tempête sur la nappe en papier. Se taper le visage d’un inconnu, là, à cinquante centimètres…
Une bouée.
Je commande.
Ils mastiquent : l’un une bavette, l’autre une tarte. Silence. La télé occupe l’espace son, l’espace regard, l’espace angoisse.
L’ouvrier paysan bâtiment m’intrigue. Derrière la stature et la mine fermée en accent circonflexe, on sent les lézardes. Je pense à un vieux mur.
Bien que je sache la réponse, je lui demande : Lisieux, ça fait combien ? Dix ? Quinze kilomètres ? Il prend un temps de réflexion, la question est d’importance, puis répond :
- Bien quinze ah oui.
C’est tout ce qu’il dit. Voilà sa mine qui à nouveau pointe l’écran.
Il finit son dessert.
Il se lève.
Il murmure un au revoir.
Il s’en va.
Lui, j’aurais bien peint sa gueule.
Mon attention alors se reporte sur l’autre type situé en diagonale. Ses lunettes carrées lui donnent un air de voyageur de commerce. Je me mets à l’interroger : est-il de la région ?
- Non.
- D’où ?
- Sotteville-les-Rouen.
- Ah.
- Oui.
- Hon hon.
- C’est à côte de Rouen.
- Ah.
- Oui.
- Hon hon. Et vous travaillez dans quoi ?
- Informatique. Technicien sur les imprimantes.
Je m’exclame :
- Les gens comme vous sont précieux.
- Oh non, répond-il. Oh oui, corrige-t-il la seconde suivante.
Il rougit, je crois, à moins que ce ne soit une illusion.
La conversation s’engage : le métier, la crise, le chômage, le gouffre des banques, actualité oblige… Soudain les milliards d’euros tourbillonnent au-dessus de la table, font des loopings, s’échappent, reviennent, s’envolent à nouveau et disparaissent, définitif. Ah le paradis !
- Je n’ai pas trop d’opinion, confesse mon interlocuteur à plusieurs reprises. Il faudrait les chiffres.




















Enervé, voilà énervé
Froid
Envie d’un feu de cheminée
Regarder les flammes, rêver à rien
Cette nuit sans doute, sûrement
Peu dormi, pas de souvenir, si ce n’est celui de tourner et tourner et tourner encore
Rêve muet, les pires, qui ne disent rien
Ne te disent rien
Qui ne laissent rien au petit matin
Hors des courbatures et l’impression d’être à l’oblique

Alors faut y aller
Bonne humeur
Fausse
Ah ah salut Jules
Je lui fais le portrait
Sans le réussir
Sans le rater totalement
Un portrait tiède
Donc énervant
Foncièrement énervant
Et ça s’entasse
L’énervement s’entasse.

Bar du Théâtre
Il n’y a plus que ça à faire
Aller au bar du théâtre et regarder
Et laisser filer
Laisser partir
Laisser venir
Jour down dans la grisouille
Pour commencer, c’est toujours le potage
Commencer dans le potage
Dans « on sait rien, on sait pas, on sait plus
On a oublié son texte et on entre en scène »
Dans ce potage-là
A la vue de tous
A patauger
Voilà
Je commence comme ça
Je commence bien
Je commence comme il faut commencer
Sans filet
Santé.



















Deuxième jour
Des rencontres, des regards, des échanges, des tentatives, des esquisses, quelques notes…
Pas de pistes.
Trop tôt
Je ne sais où je vais
Ni ce que je cherche.
Faire l’éponge, c’est aisé sur le papier et inconfortable dans la pratique.
Je suis touché par les destinées, les passions, les contraintes, les espoirs, les inquiétudes de tous face à l’incertitude galopante du monde.
Partir, rester, tout est devenu voyage. 

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